Retournement

L'envie de vomir mêlée à celle de hurler ne me quitte plus. Mais aucune bile ni aucun son ne semble vouloir franchir mes lèvres closes.
À mesure que la navette gagne en altitude, je constate l'ampleur des dégâts par les hublots : Meshra est à feu et à sang, littéralement. Les trains blindés continuent d'affluer du Ponant vers la capitale, inarrêtables, déversant leur feu destructeur sur quiconque oserait leur barrer la route. Partout naissent des foyers annihilateurs de l'autorité matriarcale, frappant sans distinction civils et militaires, détruisant tant les postes de garde que les tavernes.
À quelques dizaines de kilomètres des côtes, la mer Pinsei semble imploser. La destruction du complexe sous-marin a provoqué plusieurs geysers de la taille de montagnes et un tourbillon semble vouloir avaler jusqu'au plus petit Ranchu. De ma position, je peux voir se former des vagues titanesques s'apprêtant à ravager les îles continentales.

La voix de Lorpa me tire de ma contemplation morbide. Brandissant un comlink face à lui, l'apprenti de Darth Rilius est en train de faire un topo rapide des derniers événements depuis le début des tirs de mortiers : la panique dans les rues de la capitale ; le palais préservé de manière inexplicables des tirs de mortiers ; l'animation des Armures de Craies ; la découverte des appartements de ma mère, la Matriarche ; l'affrontement contre cette dernière, possédée par notre aïeule Sin-Mei ; le suicide de Adwith pour mettre un terme à cette folie et tous nous sauver.

Adwith Weiss.
J'ai du mal à réaliser que jamais plus je n'entendrai sa voix railleuse ni ne sentirai sa peau contre la mienne. Jamais je ne l'aurais cru capable de tant d'abnégation. Pourtant, en l'espace de quelques heures, il a trouvé le moyen de me faire redevenir humaine et m'a sauvé la vie, ainsi qu'à nos alliés. Il a littéralement donné sa vie pour moi en s'ouvrant le ventre à la manière des Pénitents. Cette image me hante : son visage souriant, s'excusant presque, tandis que son abdomen béant se vide de ses organes que j'essaye, de manière totalement irrationnelle, de remettre à leur place. Sans Lorpa, je serais sans doute encore en train de divaguer à côté de son corps froid.
Je me force à regarder à l'extérieur pour chasser ces dernières images : ce n'est pas le souvenir que je veux garder de lui. Je sens la main se voulant réconfortante de Lorpa sur mon épaule et lève les yeux vers le jeune Sith. Je dois admettre que sa présence a été plus qu'indispensable au cours des dernières heures. Il me tend un comlink.

"Jin, ton frère."

Je reprends espoir.
Mon demi-frère, Seu Ka'ann, Seigneur Sith et instigateur de cette expédition vengeresse, va remettre de l'ordre dans tout ça. Peu importe le temps que cela prendra, il enverra ses troupes sur Meshra, découvrira qui est en train de ravager le Haut-Darshan, et réduira ces insectes à néant. Ensemble, nous irons récupérer les secrets séculaires des Matriarches et offrirons ce savoir à l'Empire Sith. Il prendra ensuite les rênes de la planète - ou les confiera à quelque autre Sith - et Meshra sera enfin un monde impérial comme elle le mérite.

J'attrape le comlink à deux mains, tremblante de fatigue.

"Seu ? Nous avons réussi ! Prépare tes hommes, il y a du pain sur la planche."

La réponse de mon frère sonne étrangement. J'entends sa voix mais les mots ne font sens. Ils ne parviennent qu'à délivrer un message que mon cerveau ne peut décrypter tant il est absurde.
Pourtant, il est on ne peut plus clair.

"Hors de question que je sacrifie le moindre de mes hommes pour cette planète qui se désagrège toute seule. Nous rentrons sur Dromund Kaas."

À ces mots, toute l'horreur de cette nuit, contenue au fond de mes entrailles, finit par remonter en un geyser de bile et de larmes.

"Qu'est-ce que tu fais... Seu ?
- Tu le vois bien, jeune fille. Je m'assure que nos alliés soient sains et saufs avant de rentrer. Teneb et Xel'tun ne devraient pas tarder à arri...
- Mais pourquoi...? Non... Non ! Il faut rester, stopper ces trains, préserver la population et prendre le pouvoir ! La Matriarche est morte, nous n'avons plus rien à cr...
- JUSTEMENT !"

Un silence de mort emplit immédiatement la passerelle. Les matelots et officiers de navigation se figent, le regard baissé. Me dominant de toute sa stature, le rejeton de notre père commun, de presque quinze ans mon aîné, me toise de ses yeux jaunes, la moustache semblant frémir.

"La raison première de notre venue ici - et pour laquelle tu es encore en vie - était avant tout de nous assurer que ta folle à lier de mère aille rejoindre la foultitude de faibles qui ont osé se dresser face à moi. Dans un second temps, nous aurions effectivement pris les rênes de ce trou riche mais sous-développé pour en faire un exemple de progressisme. J'avais même promis ta planète à Teneb, nul doute qu'il en aurait fait une merveille de l'Empire Sith.
- Alors ? Si tel est ton projet, qu'est-ce que tu attends pour envoyer tes troupes ?!"

Ma voix monte involontairement dans les aiguës. La peur de voir Meshra s'effondrer et la colère montante contre mon demi-frère ont réduit mon calme habituel à néant.
Seu pose une main sur mon épaule, doucement mais fermement, et me pousse face à la baie principale.

"Que vois-tu ?"

Face à nous, la partie continentale de Meshra s'apprête à sortir de la nuit. À la surface, au nord de l'archipel principal, je distingue des explosions, massives, ainsi que de nombreuses zones d'incendie entendues.

"Je vois Meshra."

Ma réponse se veut assurée mais je ne peux empêcher un vacillement en prononçant le nom de ma planète natale.

"Personnellement, je vois une zone de guerre. Des cultures ravagées, des villages incendiés, des populations décimées."

Il marque une pause.

"En temps normal, je te dirais que toutes les conditions sont réunies pour que je me sente dans mon élément. Mais il manque une donnée importante.
- Laquelle ?"

Il marque de nouveau un temps d'arrêt et se tourne vers moi.

"La mission a été accomplie. La Matriarche n'est plus. Je n'ai aucune raison valable pour me rendre sur place ou risquer de perdre des hommes. Pourquoi le ferai-je, s'il n'y a plus rien à récupérer ?"

Comme pour appuyer ses dires, une formidable explosion se produit à la surface de Meshra, silencieuse depuis la baie du croiseur. Seu me regarde d'un air dur mais sans colère, presque compréhensif.

"Nous repartons", dit-il simplement.

Sa cape rouge sombre vole dans son sillage alors qu'il avance à grandes enjambées vers les officiers de bord.

"Messieurs, cap sur Dromun...
- Je veux y retourner !"

Seu interrompt sa phrase et sa course, puis tourne la tête en arrière sans se retourner.

"Laisse-moi y retourner, je t'en prie. Laisse-moi essayer."

Seu se retourne calmement.

"C'est une cause perdue d'avance. J'ai de meilleurs projets pour toi.
- S'il te plaît Seu... tu me dois bien ça.
- Si tu meurs là-bas, j'aurais perdu une navette... déjà que j'ai perdu mon exécuteur. Je me suis mis Dame Sazrael à dos pour rien, avec ces bêtises."

Je sers les mâchoires.

"C'est grâce à lui que je suis encore en vie...
- Et tu veux retourner te faire tuer ? Quelle manière idiote d'honorer son sacrifice !"

Nos regards déterminés ne se lâchent plus. De feu pour lui, de glace pour moi.
Durant de longues secondes, personne ne prononce le moindre mot. À l'extérieur, les premiers rayons de soleil se posent sur le continent, tentant de traverser les épaisses fumées opaques des combats.

"S'il te plaît..."

D'un signe de tête, il capitule et interpelle un officier.

"Faites préparer une navette et conduisez Madame. Assurez-vous qu'elle ait assez de carburant pour rentrer sur Dromund Kaas si elle le souhaite."